Réflexions sur la conservation des récifs coralliens
Comment le suivi de la gestion peut-il aider à définir la prochaine étape d’un projet de conservation ?
La mesure des résultats de la gestion des récifs coralliens est effectuée par le suivi de variables clés (indicateurs), qui peuvent donner plus d’informations sur la réussite d’un objectif donné. En parallèle, ce suivi donne des informations sur les stratégies de conservation les plus efficaces en termes de ressources, afin d’atteindre un grand nombre d’objectifs avec peu de ressources (Harris et al, 2017). Ces informations sont utiles pour établir des priorités quant aux mesures à prendre, à l’endroit et à la manière de les mettre en œuvre.
De plus en plus, afin de maintenir les écosystèmes et les services qu’ils fournissent aux communautés humaines, la gestion des récifs coralliens doit prendre en compte de multiples objectifs, y compris des composantes biologiques et socio-économiques (Nörstrom et al, 2016).
L’importance de la définition de seuils dans la gestion d’un projet de conservation
Pour aider à comprendre la réussite de la gestion, il est important de définir les seuils de chacun des indicateurs, qui nous indiqueront dans quelle mesure les résultats sont proches de ce qui était attendu ou souhaité.
En ce sens, l’utilisation de conditions de référence est très utile. Les conditions de référence sont définies comme les valeurs d’un “écosystème modèle” qui peuvent être comparées aux résultats de la gestion. Elles peuvent être définies comme les conditions en l’absence de pression humaine (Borja et al, 2012) ou dans le cadre d’une exploitation acceptable des ressources (MacNeil, 2013). Ces données servent d’orientation pour les mesures de gestion, elles peuvent donc être plus ou moins ambitieuses, et ce choix modifiera l’interprétation des résultats (Cinner et al, 2020).
Quelle est l’importance du contexte des récifs coralliens dans la réalisation des objectifs de gestion ?
Lorsque l’on considère les résultats de gestion de récifs coralliens à une échelle plus grande, en plus de l’examen des mesures de gestion individuelles, il est essentiel de prendre en considération les conditions environnantes respectives. Par exemple, sur le plan biologique, si le récif corallien est entouré de prairies sous-marines, l’hétérogénéité du paysage marin peut mieux soutenir la biodiversité présente (Grober-Dunsmore et al, 2007).
En ce qui concerne la composante humaine, une façon d’analyser la pression humaine dans le paysage marin consiste à utiliser la mesure de la “gravité” (Cinner et al, 2018). Elle consiste principalement à mesurer l’interaction entre l’homme et les récifs en considérant la taille de la population environnante et le temps de trajet jusqu’au récif (Cinner, 2018).
Combiner l’effort de gestion, le contexte et les objectifs de conservation pour les récifs coralliens
En 2020, une équipe de scientifiques dirigée par Joshua Cinner du Centre d’excellence ARC pour les études sur les récifs coralliens en Australie a publié un article dans le magazine Science visant à décrire dans quel contexte (en termes de pression humaine et de mesures de gestion) les récifs coralliens du monde entier atteignent des objectifs multiples de conservation. Cela a donné une idée des récifs coralliens qui ont les meilleures réussites en terme de conservation, et pourquoi. Pour ce faire, ils ont évalué les conditions de 1,800 récifs coralliens tropicaux dans 40 pays et territoires.
En ce qui concerne les objectifs de conservation, ils ont pris en compte trois paramètres : la biomasse des poissons exploitable dans le récif (poissons de plus de 20 cm de long), le potentiel de raclage des poissons-perroquets (plus il y a de raclage de poissons- perroquets, moins il y a d’algues dans le récif et donc plus les coraux peuvent survivre facilement) et la diversité des traits des espèces (caractéristiques des espèces liées aux processus de la communauté : domaine vital, alimentation et comportement). L’équipe a établi des conditions de référence pour ces paramètres ainsi que des objectifs plus au moins ambitieux : 25%, 50%, 75% des conditions de référence (plus le chiffre est élevé, plus il est ambitieux).
Comme premier résultat, ils ont constaté que seulement 5% des récifs analysés atteignent les trois indicateurs considérés simultanément à 75% des conditions de référence (l’objectif le plus ambitieux), et ceux-ci sont répartis dans les océans Indien, Pacifique et Atlantique (Figure 1).
Figure 1. Distribution des sites qui présentent simultanément la biomasse, le potentiel de raclage des perroquets et la diversité de traits à >75 % (violet), 50 à 75 %, 25 à 50 % (rose foncé) et <25 % (noir) des conditions de référence. Source : Cinner et al, 2020.
L’étape suivante de l’analyse a consisté à inclure les efforts de gestion et le contexte (en termes de pression humaine) pour décrire la probabilité d’atteindre les trois objectifs aux différents niveaux d’ambition.
À cet égard l’équipe de Cinner a trouvé que les zones sans réglementation pour la pêche (“Openly fished”, Figure 2) avaient une très forte probabilité d’atteindre des résultats peu ambitieux dans les trois objectifs de conservation (ligne rose clair : 25 et 50% des conditions de référence, figure 2A). En plus, elles avaient de faibles probabilités d’accomplir des résultats proches aux conditions de référence, dans les scénarios de pression humaine faible et élevée (ligne violette : 75% des conditions de référence, Figure 2A).
Parallèlement, les Aires Marines Protégées (AMP) avaient une forte probabilité d’atteindre tous les objectifs du niveau le plus ambitieux (ligne violette : 75% des conditions de référence, Figure 2E). Les zones de pêche restreintes suivent les mêmes tendances mais avec des probabilités plus faibles par rapport aux AMP (Figure 2I). En plus, dans ces zones les probabilités pour atteindre les différents objectifs a diminué plus rapidement dans les “contextes de forte pression humaine” que dans les AMP (Figure 2E, 2I), ce qui laisse à penser que le contexte est un facteur important pour les résultats de la gestion locale.
Par conséquent, selon cette analyse, les réussites potentielles en matière de conservation dépendent du contexte du paysage marin ainsi que de l’ambition de l’objectif. Les récifs avec moins de pression humaine ont de meilleures chances d’accomplir les objectifs de conservation que ceux qui sont soumis à une forte pression humaine dans le paysage marin, et c’est donc dans ces cas-là que les efforts doivent être déployés.
Figure 2. “Probabilité estimée que les récifs coralliens présentent 25, 50, 75 % des conditions de référence […] de la combinaison du soutien de pêcheries (biomasse de poissons >20 cm), du potentiel de raclage des perroquets et de la diversité des traits” (respectivement rose clair, rose foncé et violet). A pour les zones de pêche ouvertes ou sans restriction, E pour les zones marines protégées et I pour la pêche restreinte. Sur l’axe des x (horizontal), on trouve la mesure de la gravité pour la pression humaine : plus elle est proche de 0, plus il y a de pression humaine. Source : Cinner et al, 2020.
Tout de même, les priorités dans la gestion d’un projet de conservation des récifs coralliens est un sujet très débattu dans les sciences marines, car il existe différentes positions. Par exemple, l’équipe de Jill Harris du WWF et de la National Geographic Society a proposé dans son article de 2017 que les récifs coralliens qui étaient plus intensément menacés par l’homme localement devraient être prioritaires pour leur conservation. Donc ceux qui sont soumis à une forte pression humaine, où la pression peut effectivement être gérée (Harris et al, 2017).
En conclusion, la recherche de l’équipe de Cinner donne un aperçu à grande échelle des avantages de la conservation des récifs coralliens en tenant compte de multiples objectifs, tant biologiques que socio-économiques. En outre, les mesures de gestion et la pression humaine sont des facteurs importants pour la réalisation des objectifs à différents niveaux d’ambition. Néanmoins, chaque contexte doit être considéré individuellement pour prendre des décisions et établir des priorités, y compris la structure de l’habitat du paysage marin environnant (Grober-Dunsmore et al, 2007 ; Weeks, 2017) et le niveau de dépendance des communautés locales vis-à-vis des récifs coralliens (Harris et al, 2017).
Pour en savoir plus : Cinner et al., (2020) Meeting fisheries, ecosystems function and biodiversity goals in human-dominated world. Science 368, pp. 307-311. DOI: 10.1126/science.aax9412